2017

Inséparables

10:19

de Sarah Crossan


« Grace et Tippi sont deux soeurs siamoises qui entrent pour la première fois au lycée. Elles se soutiennent face aux regards des autres. Lorsque Grace tombe amoureuse, c'est tout son monde qui vacille. », Inséparables, édition Rageot

On connaît tous cette histoire de Platon : lors d’un banquet où les verres de vins débordent, où les mots roulent sur la langue, Aristophane dévoile un mythe énigmatique. Avant, l’Homme vivait constamment attaché, relié à un autre : il formait un être démultiplié doté d’une si grande vigueur qu’il effrayait les Dieux. Zeus scinda cet être en deux et chaque moitié, anéantie par cette punition, errait à la recherche de sa partie manquante. Un mythe, une conception de l’amour : l’âme sÅ“ur. Une « Ã¢me sÅ“ur ». SÅ“ur.

 Deux sÅ“urs dans un corps. Des sÅ“urs unies par la chair, le sang et  les os. Deux âmes qui s’entremêlent, dansent ensembles et tiennent dans leurs mains cet amour, cette affection inédite avec sa jumelle. Symbiose fraternelle, symbiose dans la peau. « Ma sÅ“ur me colle à la peau ». Littéralement. Grace et Tippi, deux sÅ“urs, deux entités distinctes glissées dans un corps. Elles se partagent un buste et deux jambes. Être différente. Être une bête de foire. Déclencher stupeur et dégoût. Des réactions devenues banales ; hocher les épaules, éclater de rire et continuer à avancer. C’est leur quotidien. Affronter des élèves préoccupés par l’unique bouton qui pousse au milieu de leur figure, c’est tout nouveau. Nouveaux visages. Nouvelles expériences. Mains liées, elles passent pour la première fois les grilles du lycée.

Inséparables, un roman intense et résonnant, illustrant avec simplicité et justesse la vie des jumeaux siamois et son rapport à l’autre, à son corps et à ses émotions.  Sous le regard de Grace, le lecteur se greffe à ces deux sÅ“urs et découvre les particularités que cette gémellité inédite induit. Attachée à sa sÅ“ur. Penser à soi et à l’autre. Une intimité collective. Le même air, le même sang qui circulent dans leur corps ; elles peuvent presque sentir leurs cÅ“urs respectifs taper à l’unisson. Deux émotions : étouffement et réconfort. Jamais seule. Toujours deux.

Jusqu’à ce que le texte, les mots traduits par Clémentine Beauvais, aident à reprendre notre respiration. Pour nous lecteur et pour ses personnages. C’est léger, fracturé, poétique. Construire le récit à la manière de vers libres est très ingénieux : des jeunes filles emprisonnées dans un corps pour deux et des mots qui se libèrent, qui se détachent, font voir l’espace dans le texte. Un point de vue interne : Grace, elle seule, sa parole, son individualité, son espace. Une mise en page épurée, miroir d’une fracture symbolique qui se dévoile lors des dernières pages. Et ramène au début du livre, à sa couverture, à son titre « Inséparables ». Cette construction littéraire m’a marquée tout en amenant un air de poésie à cette histoire. Pour moi, il y a un très beau travail de traduction de la part de Clémentine Beauvais  –je n’ai malheureusement pas lu le texte original mais il serait intéressant de comparer pour voir si la dimension littéraire reste la même-.

Des sÅ“urs siamoises, oui ; adolescentes, aussi. Ici pas de récit plaintif centré sur leur gémellité. Leur corps ne répond peut être pas aux codes de la normalité pour la société, elles n’en restent pas moins deux adolescentes des plus normales : vivre, s’amuser, se remplir la tête et les veines d’expériences. Sentiments amoureux peut être bien mais romance sûrement pas. C’est un roman sur l’amour indéfectible et indescriptible qui lie ces deux sÅ“urs attachées l’une à l’autre. Leur cadre familial n’est oublié. Pas idéalisé ni dramatisé. C’est une famille avec ses caractères, ses problèmes, ses disputes, ses joies. J’ai apprécié les différents arrêts sur image sur les membres de cette famille, attachants et presque aussi complexes que Tippi et Grace (une petite sÅ“ur danseuse, affectée par l’attention que prennent ces sÅ“urs extraordinaires, un papa désarmé et résigné noyant ses soucis chaque nuit ; et d’autres que je préfère taire pour que vous les découvriez par vous-même).

Inséparables depuis toujours, dans leur chair et leur vie. A deux dans un corps. Et dans le cÅ“ur de l’une, l’autre n’est jamais loin. Le destin les a liées l’une à l’autre, l’amour a réuni les deux âmes de ces sÅ“urs ! 
★    
Gwendoline

2017

A Monster Calls

10:44

de Patrick Ness


« The monster showed up just after midnight. As they do. But it isn’t the monster Conor's been expecting. He's been expecting the one from his nightmare, the one he's had nearly every night since his mother started her treatments, the one with the darkness and the wind and the screaming... This monster is something different. Something ancient, something wild. And it wants the most dangerous thing of all from Conor. It wants the truth. » A Monster Calls, édition Walker Books et illustration de Jim Kay

Le soleil se couche derrière les collines. La nuit tombe. Le vent se lève. L’horloge sonne minuit et Conor s’agite dans son sommeil. Minuit sept. Le monstre est de retour. Un arbre terrifiant et ancestral qui joue des mots et des éléments à la recherche d’une chose : la vérité. Une vérité qui doit venir de la bouche de Conor. Tous les soirs, ce même cauchemar lacère Conor dans ses bras.  Ses nuits d’angoisse ont débuté depuis sa mère a commencé ses traitements contre le cancer, une maladie qui a complètement fracturé son quotidien. Sa mère dort toujours quand il part à l’école, pour le dîner il sait qu’il aura droit à un simple plat surgelé mais il reste certain que sa maman va guérir. Alors qu’importe qu’un monstre le menace de l’engloutir, qu’importe qu’il rentre de classe avec des bleues sur le corps, qu’importe que sa grand-mère snob et son père expatrié aux Etat Unis refassent surface, la guérison de sa maman arrivera et il retrouvera la vie qu’il a perdue. Une vie à deux. Lui et sa mère contre le monde.

Faire appel au fantastique pour s’échapper de la réalité. Garder les yeux fermés pour ne pas voir la vérité. Se noyer dans l’espoir face à la maladie. Comment survivre, continuer à avancer quand notre monde s’effondre ? Quand la vie devient un cauchemar, une lutte permanente ? Combattre la maladie. Combattre les autres. Accepter la maladie. Accepter le regard des autres. Vivre avec la maladie. Vivre après la maladie. Quelques minutes après minuit est un roman bouleversant sur la maladie et le chaos qu’elle génère dans une famille ; le cancer se repend au cÅ“ur d’un foyer et noircit la vie du malade et de ses proches. Tout est gris. Tout est injuste. Tout fait mal. Un magnifique roman métaphorique et initiatique sur la souffrance de l’enfant et son rapport à la maladie.

Les visites du monstre sont ponctuées par le récit de trois contes. Trois contes, loin des histoires de fées, qui floutent les frontières du Bien et du Mal : n’y-a-t-il que bon ou méchant ? La vérité n’est pas si évidente, limpide et éclatante. S’interroger. Sur l’humain. Le monde. Et leur complexité. Conor d’abord renfermé et imperméable à toute conversation avec le monstre, les autres et même ses proches, voit son amure se fissurer. Douleur. Culpabilité. Le jeune garçon va difficilement poser des mots sur ce qui l’étouffe : être humain et éprouver des milliers d’émotions contradictoires.  Les illustrations de Jim Kay sont à l’image de ce drame familial : peur, angoisse, souffrance sont représentées par des dessins sombres, chaotiques, profonds.

A Monster Calls, un chef d’Å“uvre de littérature jeunesse poétique et saisissante : un récit lumineux débordant d’amour et d’espoir sur la maladie, la mort, le chagrin ! 

 COUP DE COEUR
Gwendoline

2017

Lait et Miel

11:27

de Rupi Kaur


« Construit autour de courts poèmes en prose, "Lait et Miel" parle de survie. De l'expérience de la violence, des abus sexuels, de l'amour, de la perte et de la féminité. Le recueil comprend quatre chapitres, et chacun obéit à une motivation différente, traite une souffrance différente, guérit une peine différente. "Lait et Miel" convie les lecteurs à un voyage à travers les moments les plus amers de l'existence, mais y trouve de la douceur, parce qu'il y a de la douceur partout si l'on sait regarder. » Lait et Miel, édition Charleston

Lait et Miel. Un recueil de poésie contemporaine. Ecrit par Rupi Kaur, une jeune canadienne d’origine indienne. Sur le papier, Rupi Kaur livre son histoire personnelle, elle se libère et se soigne par les vers. Mais pas seulement. Sa poésie peint les émotions et les expériences d’une femme, de la femme en général. Sa place dans le cadre familial, au sein  d’une société patriarcale où le leitmotiv est souvent « sois belle et tais toi » ; ou quand on préfère dire à une femme qu’elle est belle avant de saluer son intelligence ou son courage. Cette Å“uvre dévoile la femme et son intimité, ses élans amoureux, sa sexualité, son rapport au corps, sa beauté : de nombreux champs, chantés et questionnés par Rupi. Les poèmes sont rassemblés quatre sections comme un voyage, l’ascension d’une femme et son évolution émotionnelle : souffrir, aimer, rompre et guérir. « Souffrir » ouvre le récit poétique avec une grande intensité : les mots frappent, ils dessinent des images dures et terriblement bouleversantes. Douleur, noirceur, abus sexuel, invisibilité de la mère et l’enfant. Les dessins qui lient cette prose font écho à au vide, au traumatisme violent qui s’est installé chez la fillette qu’elle était. « Aimer » illustre l’éclosion des sentiments amoureux, la narratrice parle de cet homme à qui elle a donné son être, son cÅ“ur et son corps. Un amour qui s’enflamme, un amour passionnel mais toxique : « soit il [l’] éclaire / soit il [la] fait souffrir pendant des jours » (p67).  « Rompre » parle de la rupture et des milliers d’émotions qui traversent la femme : douleur, peine, colère, amertume, solitude. Perdre l’autre pour mieux se retrouver avec soi-même : « je ne suis pas partie parce que /  j’ai cessé de t’aimer / je suis partie parce que / plus je restais moins / je m’aimais » (p95). Puis vient « Guérir » : la femme blessée devient la femme guérisseuse. Une dernière étape aux airs de développement personnel où Rupi panse les blessures de ses lecteurs et enroule autour de ses vers des branches positives : déculpabiliser, accepter sa souffrance, se reconcentrer sur soi, s’aimer et apprivoiser paisiblement sa solitude et son corps. Elle s’applique à briser les critères de beauté définis par notre société : elle illumine le corps féminin, un corps avec ses attributs naturels (poils, vergeture).

Cher Lait et Miel, la douceur de ton miel m’a charmée, cependant ton lait a caillé. Un petit jeu de mots pour dire que la poésie de Rupi Kaur m’a laissée « mi-lait mi-miel ». Promis j’arrête. Je crois que c’est l’une des premières Å“uvres de poésie contemporaine que je lis et après avoir tourné deux fois les pages de cette Å“uvre, j’en viens au même résultat : j’ai aimé tout en étant déçue.

Déjà le squelette de ce recueil est déroutant : on sent qu’il y a le désir de construire un récit qui suit une continuité et qui avance vers une finalité : un sérénité de l’être avec ses émotions et qui il est. Pourtant j’ai ressenti un décalage entre les trois premières sections du livre qui ressemblent plus à des  « Ã©clats d’émotions sincères » et la dernière étape « guérir » qui se transforme en récit de développement personnel et féministe. Je n’ai rien de mal avec ça au contraire : Rupi Kaur fait un joli plaidoyer sur l’égalité homme-femme en reprenant les racines de son prénom ou dresse une image forte et bienveillante de la femme. Le problème est que ces messages ne collent pas vraiment avec les textes précédents où la narratrice est ballottée par ses émotion : son regard est plus subjectif –moins universel/général que dans « guérir »- et donc plus humain (par exemple l’étape « rompre » place la narratrice dans une aigreur face à la femme qui a pris sa place : une réaction naturelle mais loin de l’accent féministe montré dans la dernière partie du recueil). Est-ce qu’il faut alors voir « guérir » comme la preuve d’une évolution de la narratrice sur sa vision du monde – son aigreur envers l’autre femme dans « rompre » se métamorphose en solidarité féminine dans « guérir » - ? Je l’ignore.

La plus grande particularité de cette poésie reste son écriture. La brièveté de nombreux poèmes, le style très épuré étonnent comme ils font l’originalité de Lait et Miel.  Son écriture se veut directe et touchante –des mots qui piquent nos émotions comme des aiguilles : une sensation vive et instantanée-. Cette pratique me paraît aussi associée au passé et au présent créatif de Rupi Kaur qui a commencé par publier ses dessins et ses poèmes de manière singulière et désordonnée sur Instagram.  De plus, le silence et les dessins complètent la prose : derrière les vers se cachent du blanc, un trait, une douceur silencieuse. Par exemple de dessins dans « Rompre » symbolisent une perte, une incomplétude et une scission de l’être. Je retiens une belle image liée à la peau de serpent pour illustrer le processus de l’oubli et de la reconstruction : « tu es peau de serpent / et je continue de me dépouiller de toi (…) » (p119). En résumé, dans cet art minimal d’écriture, il y a un travail de poésie : on retrouve des anaphores, des comparaisons –de jolies associations sur l’art d’aimer avec la peinture ou la ville- et des jeux de répétitions. L’énonciation variable est intéressante : le « je » de la confession et en plus du « tu » adressé au lecteur tiennent également la main à un autre « tu ». La voix douce et forte de la Rupi guérie s’adresse à la Rupi effondrée après sa rupture, elle fait tomber le rideau des illusions : « (…) tu donnes et tu donnes / jusqu’à ce qu’ils extirpent tout de toi (…) » (p106). Je retiens de très jolis poèmes, des vers percutants et d’un autre côté, d’autres textes ne m’ont pas du tout ému : trop exagérés, trop niais, trop semblables à des phrases à coller sur son journal intime – comme « tu m’as touchée / sans même / me toucher » (p64)-.

Lait et Miel est un recueil poétique étrangement doux à lire comme difficile à aimer. Il m’a été impossible de vous en parler sans me scinder en deux hémisphères contraires : ses mots m’ont frappé de douceur comme ils m’ont fait lever les yeux au ciel.

Gwendoline

Instagram

Popular Posts

Like us on Facebook

Flickr Images